93.
Carroll ne savait absolument pas quelle direction prendre, dans l’immeuble en feu.
Il inspira une épaisse bouffée de fumée, qui le fit suffoquer, et il crut qu’il allait vomir. Ses poumons le brûlaient comme s’ils avaient été frottés avec du papier de verre.
Les crépitements des fusils M 16 et l’explosion de bombes incendiaires lui agressaient les tympans. Il distinguait toujours le son dur et répété des rotors de l’hélicoptère Cobra, qui venait de se poser sur le toit. Monserrat et le colonel Hudson se trouvaient quelque part, dans l’enceinte du bâtiment…
Toussant et haletant, il grimpa les marches raides d’un escalier en colimaçon. Partout autour de lui, les flammes s’enroulaient autour des ombres, projetant une violente lumière vacillante et dégageant une chaleur intense. La douleur lancinante qu’il éprouvait dans les jambes était presque insoutenable.
En haut de l’escalier, une lourde porte métallique se dressa devant lui. Il la poussa, elle s’ouvrit dans un grincement strident.
Le toit s’offrit à ses yeux. Qui s’écarquillèrent.
Les feux arrière écarlates d’un hélicoptère de l’armée américaine luisaient dans la fumée.
Le Cobra s’apprêtait à décoller. Les rotors tournoyants lançaient des étincelles dans un bruit de tonnerre.
De quelque part dans la fumée qui noyait le toit, des mots lui parvinrent. Ils provenaient de sa gauche, de derrière un haut mur de soutènement en briques. Le cœur de Carroll vibra dans sa poitrine.
— … devez comprendre que les gouvernements du passé ne sont plus viables. Les gouvernements élus sont une illusion pure. Ce sont les fantômes d’une idée présentée de manière sentimentale. Vous devez au moins comprendre ça. Il n’existe pas de régime démocratique ! criait une voix tendue.
Dure, elle tonnait comme une salve de coups de feu.
Une autre voix lui répondit. Les mots furent emportés par le grondement de l’hélico et par le vent qui dispersait les nuages.
Carroll se colla plus près du mur de briques et avança lentement vers les voix.
Il entendait la conversation plus distinctement, à présent. Chaque mot transperçait le vacarme ambiant et les tourbillons de fumée.
— J’aime ce pays, hurlait l’un des deux interlocuteurs. Je déteste la façon dont il s’est comporté avec les vétérans après la guerre. Je déteste ce que certains politiciens ont fait. Mais j’aime ce pays, Monserrat !
À ce moment-là, Carroll les vit, tous les deux. Et, alors qu’il croyait commencer à comprendre, il réalisa qu’il ne comprenait rien.
Le colonel David Hudson. L’homme figurant sur toutes les photos des archives du FBI et du Pentagone… Grand, d’une blondeur saisissante… « le chef militaire accompli », d’après les rapports classés secrets.
Et l’autre…
Mon Dieu, l’autre.
Carroll sentit quelque chose de vital s’écrouler brutalement en lui. Quelque chose s’était brisé. Une fois de plus. Il se remémora subitement la première fois qu’il s’était vu confronté à l’horreur de la mort – celle de son père, en Floride. Puis il se rappela son sentiment exact, le soir où Nora était morte.
Une triste et effroyable confusion régnait dans sa tête. Ses émotions étaient plus déchaînées que la bataille qui faisait rage partout autour de lui. Il était comme cloué sur place. La seule chose qu’il parvenait à faire, c’était continuer à regarder fixement devant lui.
Rien n’aurait pu le préparer à ce moment affreux. Même ces années passées dans la police ne l’y avaient pas préparé.
L’homme que le colonel David Hudson avait appelé François Monserrat était Walter Trentkamp… Sauf que ce visage à l’expression impénétrable et ténébreuse était presque étranger à Carroll. C’était un visage cruel, implacable.
Telle une toupie, le monde de Carroll tournoya violemment sur lui-même et se coucha sur le côté. Ce qu’il lui restait de lucidité vola en éclats. Il ferma les yeux. Il passa une main sur son visage noirci par la fumée.
Une lumière aveuglante sembla inonder son esprit.
Oncle Walter, mon cul.
Peut-être la pire blessure de sa vie, assurément la pire trahison.
Il songea à toutes les confidences qu’il avait faites à Trentkamp par le passé. Il repensa à sa propre enquête sur Green Band et à la façon dont, à chaque rebondissement enrageant, il avait tenu Walter informé jusque dans les moindres détails.
Était-ce Trentkamp qui l’avait initialement envoyé courir au diable sur des fausses pistes ? Pourquoi ? À vrai dire, Carroll connaissait la réponse à cette question. Afin de pouvoir le surveiller et le contrôler. Afin de pouvoir contrôler la division antiterroriste de la DIA. « Tiens-moi au courant sur cette affaire, Archer. Informe-moi de ce que tu découvres. Tu me le promets ? »
Tiens-moi au courant, Archer.
Promets-le-moi, Archer.
Walter Trentkamp avait assisté aux réunions les plus confidentielles de la Maison-Blanche, observant, étudiant tout. Quelle assurance, quel culot incroyables ! Depuis combien d’années ce manège durait-il ? Depuis combien d’années ?… François Monserrat ! Le terroriste le plus impitoyable au monde n’était autre que Walter Trentkamp. C’était tellement inconcevable, pour Carroll. Et pourtant tellement vrai.
Il avait l’impression que la rage à laquelle il était en proie l’étranglait et lui lacérait la trachée. Il avait été manipulé. Il avait été utilisé, tout comme les anciens combattants. Il avait été bafoué, une fois de plus.
Carroll avança vers Trentkamp et Hudson. Il luttait contre l’envie irrésistible et irrationnelle de décharger son Browning. Il résistait à la tentation impérieuse d’appuyer sur la détente. Il mourait d’envie de descendre ces deux hommes.
Carroll sortit de derrière le mur de soutènement. Il parla à voix basse – un murmure porté par le vent :
— Salut, Walter. Je voulais tenir ma promesse. Je t’ai promis de t’informer de tout ce que je découvrirais.
La surprise se lut un instant sur le visage de Trentkamp, puis le terroriste haussa les épaules. Il était Monserrat, à présent.
— Il n’y a jamais rien eu de personnel dans tout cela, répondit-il. Tu étais ma listok. C’est du russe. Tu étais ma solution à un problème.
Carroll leva son Browning au niveau des yeux. Le colonel Hudson… François Monserrat… Lui-même. Aucun d’entre eux ne semblait pouvoir gagner. Carroll ne savait même plus très bien ce que « gagner » signifiait, à ce stade.
— Comment peux-tu vivre une vie bâtie uniquement sur des mensonges ? (Il se rapprocha de Hudson et Trentkamp.) Uniquement sur la tromperie et des faux-semblants…
— Je ne crois pas aux mêmes vérités que toi. Il en découle que je ne crois pas aux mêmes mensonges. Ne réalises-tu donc pas que, toi aussi, tu vis entouré de mensonges ? Les tiens n’ont cessé de t’abuser… Tout le monde t’a menti, Archer. Et de tous les mensonges, ton gouvernement est le plus grand.